On a coutume de penser que les profondeurs sous-marines sont des abîmes sans fonds, désertés de toute vie animale ou végétale. Or, non seulement ces milieux abritent la vie mais les formes de vie qu’ils accueillent sont, en outre, intrinsèquement liées aux écosystèmes établis dans les eaux superficielles. Pour preuve, il a été démontré par le passé que les poissons hantant les grands fonds marins pouvaient être contaminés par les PCB (1) des eaux de surface. Comprenant des eaux et des fonds supérieurs à 200 m, les grands fonds océaniques sont loin d’être accessoires et représentent 64 % de la surface de la Terre et 90 % de l’océan mondial, dont la profondeur moyenne est estimée à 3 730 m.
Auteur d’un riche dossier, l’association Robin des Bois s’est intéressée à un aspect particulier de cette relation d’interdépendance entre écosystèmes des grands fonds et écosystèmes d’eaux de surface, à savoir le rôle post mortem de la baleine dans l’équilibre de la vie sous-marine. En effet, lorsque les baleines mortes plongent dans les profondeurs marines avant d’échouer sur les grands fonds, leurs carcasses sont mises à profit à la fois comme habitat et comme source alimentaire pour des centaines d’espèces de poissons et d’invertébrés. Elles complètent l’apport de « neige marine », composée de cadavres de planctons, de mues de crustacés, de débris coquilliers ou encore d’excrétions diverses. En comparaison de ces apports réguliers mais modestes, une baleine de 40 tonnes est une véritable réserve alimentaire, équivalant à 2000 ans d’apport en carbone organique total qui se concentre sur environ 50 m de sédiments.
La chasse à la baleine ne nuit pas qu’à la baleine
Pouvant durer jusqu’à 100 ans pour les spécimens les plus imposants, la décomposition d’une baleine suit quatre phases au cours desquelles diverses formes de vie vont être associées. Allant jusqu’à une dizaine d’années, la première phase marque l’assimilation des chairs et des tissus mous de la dépouille par des organismes nécrophages, tels que des crustacés planctoniques, certains requins comme le requin dormeur et des poissons charognards. Suivant l’inébranlable loi de la chaîne alimentaire, les crustacés feront le régal de poissons opportunistes, des crabes, des morues charbonnières et des limaces noires, et ainsi de suite.
S’étalant de quatre mois à cinq ans, la seconde phase voit les sédiments, vestiges du dépeçage de la carcasse, s’enrichir de matières organiques sous l’action de certains organismes. Ainsi, l’espèce la plus courante dans l’Atlantique de concombre de mer, appelée Isostichopus badionotus, mesure 20 cm de long et est capable de transformer 160 grammes de débris océaniques en 24 heures. Autre exemple, surnommés les « mangeurs d’os », les Osedax consomment les protéines et les huiles des os. Inutile de dire qu’un squelette de baleine, contenant entre 2000 et 3000 kg de lipides, constitue pour eux un véritable festin.
Les os des mammifères marins présentent également des ressources en sulfure. La troisième phase va consister à transformer l’hydrogène sulfuré en soufre organique et nutritif. Pour accomplir ce processus, interviennent, entre autres, des bactéries tapissant les os, spécialisées dans la chimie du soufre, ainsi que d’importantes populations de moules abritant d’autres bactéries similaires. S’il s’agit d’os robustes et calcifiés de baleines mortes dans la force de l’âge, cette étape peut durer 40 à 80 ans.
Ultime étape de ce long processus de décomposition, au cours de la dernière phase, les restes de la dépouille évoluent en récifs naturels, asiles pour quelques organismes comme certaines espèces d’anémone de mer pouvant persister jusqu’à un siècle.
Ainsi que le résume Robin des Bois, « Les baleines participent ainsi à l’implantation et à la dissémination dans l’océan mondial de processus chimiques et d’espèces primaires qui sont le maillon initial de la vie au fond des océans et du recyclage des nutriments en provenance des eaux de surface ». De quoi démonter les arguments les plus audacieux avancés par les adeptes de la chasse à la baleine, notamment celui qui consiste à accuser les baleines d’être des prédateurs trop nuisibles pour les espèces de poissons commerciaux fragilisées.
Cécile Cassier
1- Les PCB ou encore polychlorobiphényles, désignent une famille de 209 composés organochlorés classés comme polluants organiques persistants (POPS).