Voici un auteur américain avec un livre que recommande Rotko, livre sorti en 1993 et désormais publié en Livre de Poche :
Et Nietzsche a pleuré.
Sur la demande de Lou Andreas Salomé, le docteur Breuer, célèbre psychothérapeute de Vienne, ami et « parrain » de Freud, accepte de soigner Nietzsche dont l’état physique et la philosophie pessimiste inquiètent ses rares amis. Mais le philosophe n’aime ni dépendre d’autrui, ni accepter la bienveillance gratuite, ce qui rend la tâche difficile.
Aussi Breuer doit-il ruser, et même feindre d’avoir besoin de Nietzsche pour l’amener à des rencontres fréquentes, à but thérapeutique.
Le contexte est particulièrement intéressant au cœur de Vienne déjà en proie aux accès de l’antisémitisme, et dans la fréquentation de thérapeutes qui vont renouveler l’art de soigner les malades, les crises d’hystérie, les angoisses, et différents troubles de la personnalité.
C’est l’occasion pour le lecteur de voir sur le terrain les débuts de la psychanalyse, et de faire connaissance avec (ou réviser) les conceptions de Nietzsche, sa quête exigeante de la Vérité, son refus des conduites « charitables » et religieuses :
[Les prêtres] connaissent on ne peut mieux les secrets de l’influence ! Ils vous manipulent avec leur douce musique, ils font de vous des nains avec leurs grands flèches de cathédrales et leurs hautes nefs, ils excitent le désir de soumission, vous offrent le surnaturel pour seul guide, la protection contre la mort et même l’immortalité. Mais à quel prix ! La servitude religieuse, le culte de la faiblesse, l’immobilisme, la haine du corps, de la joie, du monde !
Au cours de cette fiction, particulièrement bien construite, en lien avec l’intelligence des deux protagonistes, on entend Nietzsche et Breuer, parler des rapports avec autrui, de la cure verbale, dite « ramonage », de « l’éternel retour », et de l’ « Amor fati »,
Le secret d’un vie heureuse est « d’abord de vouloir ce qui est nécessaire, et ensuite d’aimer ce qu’on a voulu ».
L’affrontement, tel un jeu d’échecs, les amène à endosser successivement le rôle du thérapeute et du patient, à exercer l’un sur l’autre la domination, la confiance, la ruse, pour obtenir la confession et la guérison.
Les dialogues pleins de tension, suivis de commentaires intérieurs, et d’extraits de notes personnelles, les renversements de rôles, donnent du rythme au récit. On admire la virtuosité de l’auteur jouant avec les concepts, les fragilités psychologiques, les analyses de la sincérité - ou de la mauvaise foi.
En même temps on découvre des ressemblances inattendues entre les situations, fantasmes et aveux de ces professionnels des esprits tourmentés, jusqu’à connaître leurs rêves, leurs désirs refoulés, leurs faiblesses masquées. Leurs sincérités, comme leurs ruses, et leurs « oublis ».
Cette fiction est donc passionnante à plus d’un titre,
Elle inviterait aussi à se pencher sur le cas de Lou Andreas Salomé, femme étonnante, « parfaitement consciente de sa beauté ; elle en use pour dominer, pour plumer les hommes et passer de l’un à l’autre sans attendre. » selon Nietzsche.
Tentation de poursuivre, par exemple, en lisant de Lou Andréas Salomé « La Maison » aux éditions « des femmes. »
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"Ne te courbe que pour aimer." René Char